Arrêt n°40/07 du 25 mai 2007
Numéro 00040 du registre
Composition:
- Mme Marion LANNERS, vice-présidente,
- M. Jean JENTGEN, conseiller,
- Mme Marie-Paule ENGEL, conseillère,
- Mme Andrée WANTZ, conseillère,
- Mme Marie-Jeanne HAVE, conseillère,
- greffière: Mme Lily WAMPACH
L'arrêt 40/07 ayant pour objet une demande de décision préjudicielle conformément à l’article 6 de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour Constitutionnelle introduite par le tribunal d’arrondissement de Luxembourg, dix-septième section, siégeant en matière civile, suivant jugement n° 187/2006 (n° 94743 du rôle) du 11 octobre 2006 et parvenue à
la Cour le 20 novembre 2006 dans la cause opposant
- Joseph G., fonctionnaire, demeurant à L-5460 Trintange, 12, rue des Vignes,
- Fernand G., lieutenant-colonel de l’Armée, demeurant à L-9186 Stegen, 6, rue Nic Pletschette,
- Louis G., cultivateur, demeurant à L-8369 Hivange, 6, rue des Champs,
à
- Léon G., fonctionnaire d’Etat, demeurant à L-8291 Meispelt, 11, rue de Dondelange,
- Nicolas G. junior, ingénieur agronome, demeurant à L-7545 Mersch, 7, Lohrberg,
Sur le rapport du magistrat délégué et sur les conclusions déposées au greffe de la Cour pour et au nom de
1) Joseph G. 2) Fernand G. et 3) Louis G. par Maître Fernand ENTRINGER, avocat à la Cour supérieure de Justice, ainsi que celles y déposées pour et au nom de 1) Léon G. et 2) Nicolas G. par Maître Nicky STOFFEL, avocat à la Cour supérieure de Justice, ayant entendu en leurs plaidoiries les mandataires des parties au procès principal à l’audience du 9 février 2007, rend le présent arrêt:
Considérant que le tribunal d’arrondissement de Luxembourg, saisi par Joseph, Fernand et Louis G. d’une demande en liquidation et en partage de la succession de feu Nicolas G. senior dirigée contre leurs frères Léon et Nicolas G., a posé à la Cour Constitutionnelle la question préjudicielle suivante:
«Les dispositions de la loi du 9 juillet 1969 ayant pour objet de modifier et compléter les articles 815, 832, 866, 2103 (3) et 2109 du code civil, pour autant qu’elles sont relatives aux règles d’évaluation des biens faisant l’objet de l’attribution préférentielle
telles que prévues à l’article 832-1 8) à 11) du code civil, combiné avec l’article 832-4 de ce même code, sont-elles conformes à l’article 10bis de la Constitution qui prescrit l’égalité des Luxembourgeois devant la loi?»
Considérant que dans leurs conclusions déposées le 29 novembre 2006 au greffe de la Cour Constitutionnelle, Léon et Nicolas G. ont formulé la question préjudicielle additionnelle suivante: «Ces mêmes dispositions sont-elles conformes à l’article 32 (3) de la Constitution?»
Considérant que l’alinéa (2) de l’article 95ter de la Constitution réserve aux juridictions le droit de saisir à titre préjudiciel la Cour Constitutionnelle suivant les modalités à établir par la loi;
Considérant que la question préjudicielle additionnelle posée par Léon et Fernand G. est dès lors à rejeter comme non recevable;
Considérant que l’article 832-1 du code civil dispose en ses alinéas 8) à 11) que: «8° Les biens faisant l’objet de l’attribution sont estimés à leur valeur de rendement agricole au jour du partage. La valeur de rendement agricole correspond à la rente capitalisée de l’exploitation agricole gérée dans des conditions rationnelles de production, compte tenu de sa destination économique normale. - 9° Les principes et modalités à appliquer pour la détermination de la valeur de rendement agricole sont fixés par règlement grand-ducal. Ce règlement porte aussi institution d’un organe de taxation, dont il détermine la mission et la composition. Cet organe doit comprendre des représentants de la profession agricole. Sur base des données élaborées par cet organe de taxation, un deuxième règlement grand-ducal, précisera l’application des principes et modalités arrêtés par le règlement grand-ducal susvisé. - 10° La valeur de rendement agricole est fixée, en cas de désaccord des parties, par le tribunal sur avis d’un rapport d’expertise établi conformément à l’article 8 de la présente loi. - 11° Sauf accord amiable entre les copartageants, la soulte éventuellement due est payable comptant»;
Considérant que l’article 832-4 du code civil énonce que: «1° Si l’attributaire vend tout ou partie des immeubles qui lui ont été attribués conformément aux articles 832-1 et 832-2 dans les 10 ans suivant cette attribution, à un prix supérieur à celui qui aura été pris en considération à l’occasion de l’attribution, la différence en plus fera l’objet d’un partage supplémentaire ; toutefois, ce délai est porté à 20 ans pour les terres agricoles qui, au moment de l’attribution préférentielle, se trouvent à l’intérieur du perimètre d’agglomération fixé par des plans d’aménagement légalement établis, ou à leur défaut, sont situés dans un rayon inférieur à cent mètres d’une agglomeration constituée par un ensemble d’au moins cinq maisons bâties servant d’une façon permanente à l’habitation humaine.
2° Pour être opposables au tiers, les droits découlant pour les copartageants de l’alinéa qui précède donneront lieu à une inscription à prendre, à leur requête, dans les quarante-cinq jours de l’attribution auprès du conservateur des hypothèques de la situation des immeubles»;
Considérant qu’aux termes de l’article 10bis (1) de la Constitution «Les Luxembourgeois sont égaux devant la loi»;
Considérant que la mise en oeuvre de la règle constitutionnelle d’égalité suppose que les catégories de personnes entre lesquelles une discrimination est alléguée se trouvent dans une situation comparable au regard des mesures critiquées;
Considérant que la situation des bénéficiaires de l’attribution préférentielle par rapport à celle des copartageants qui en sont exclus est comparable de par leur vocation d’attributaire dans un partage;
Considérant que le législateur peut, sans violer le principe constitutionnel de l’égalité, soumettre certaines catégories de personnes à des régimes légaux différents à la condition que la disparité existant entre elles soit objective, qu’elle soit rationnellement justifiée, adéquate et proportionnée à son but;
Considérant que l’estimation selon la valeur de rendement agricole au jour du partage qui est d’après les travaux préparatoires de la susdite loi inférieure à la valeur vénale, à savoir «approximativement la moitié de la valeur vénale» et «une valeur notablement inférieure à trois quarts de la valeur réelle» (doc. parl. n° 1264: rapport de la commission spéciale, p.4 ; avis du Conseil d’Etat, p.4), combiné à la possibilité d’un partage supplémentaire, telle que prévue à l’article 832-4 du code civil, crée une disparité entre les bénéficiaires de l’attribution préférentielle et les copartageants non attributaires;
Considérant que l’objectivité de la disparité réside dans le fait que les copartageants bénéficiaires de l’attribution préférentielle doivent remplir les conditions légales énoncées à l’article 832-1 sub) 3 et 7 du code civil, c’est-à-dire participer ou avoir participé effectivement et personnellement ou par leur conjoint en cas de succession à la mise en valeur de l’exploitation agricole et être les plus aptes à la gérer et à s’y maintenir;
Considérant que l’attribution préférentielle de l’exploitation agricole à un ou plusieurs copartageants introduite par la loi du 9 juillet 1969 ayant pour objet de modifier et compléter les articles 815, 832, 866, 2103 (3) et 2109 du code civil a pour but d’éviter que les exploitations agricoles ne soient morcelées à l’occasion des partages en les préservant comme unités de production viables et de permettre à ceux qui les reprennent de les acquérir à des prix économiquement justifiés dans l’intérêt général de l’agriculture et de sa compétitivité au sein du marché commun;
Considérant que l’évaluation des biens faisant l’objet de l’attribution préférentielle à une valeur moindre que la valeur du marché combinée avec la faculté de procéder à un partage supplémentaire en cas de situation nouvelle répond en principe au but recherché et est rationnellement justifiée;
Considérant cependant que l’estimation des biens alloués à leur valeur de rendement agricole au jour du partage, telle qu’exposée ci-dessus, ensemble la limitation de la faculté de procéder à un partage supplémentaire dans les délais déterminés par la loi au seul cas de la vente des immeubles sans prendre en considération toute autre hypothèse d’aliénation ou de désaffectation, crée une disproportion entre les bénéficiaires de l’attribution agricole et leurs copartageants;
Considérant dès lors que l’inégalité instaurée par l’article 832-1 (8) à (11) du code civil, en combinaison avec l’article 832-4 du même code, se heurte aux dispositions de l’article 10 bis de la Constitution;
Par ces motifs:
- déclare irrecevable la question préjudicielle posée directement à la Cour Constitutionnelle par Léon et Nicolas G.;
- dit que l’article 832-1 (8) à (11) du code civil, en combinaison avec l’article 832-4 du même code, n’est pas conforme à l’article 10 bis de la Constitution;
- ordonne que dans les trente jours de son prononcé l’arrêt soit publié au Mémorial, Recueil de législation;
- ordonne que l’expédition du présent arrêt soit envoyée par le greffe de la Cour Constitutionnelle au tribunal d’arrondissement de Luxembourg, 17e section, siégeant en matière civile, dont émanait la saisine et qu’une copie certifiée conforme soit envoyée aux parties en cause devant cette juridiction.
Prononcé en audience publique par Marion LANNERS, vice-présidente de la Cour Constitutionnelle, date qu’en tête.
La vice-présidente Le greffier,
Marion Lanners Lily Wampach