Arrêt n° 09/00 du 5.05.2000.
Numéro 0009 du registre.
Audience publique du vendredi, cinq mai deux mille.
Composition:
- Marc Thill, président,
- Georges Kill, vice-président,
- Marc Schlungs, conseiller,
- Jean Jentgen, conseiller,
- Marie-Paule Engel, conseillère,
- Lily Wampach, greffier.
Entre:
Monsieur Patrick Kinsch, avocat à la Cour, demeurant à Luxembourg, 9, rue Jean Bertels,
demandeur,
comparant par Maître Jean Welter, avocat à la Cour, demeurant à Luxembourg,
et:
La Caisse Nationale des Prestations Familiales, établie à Luxembourg, représentée par le Président de son comité-directeur,
défenderesse,
comparant par Maître Alain Steichen, avocat à la Cour, demeurant à Luxembourg.
LA COUR CONSTITUTIONNELLE
Ouï la conseillère Marie-Paule Engel en son rapport et sur les conclusions de Patrick Kinsch déposées au greffe de la Cour les 6 janvier et 9 février 2000 ainsi que sur celles de la Caisse nationale des prestations familiales (la CNPF) y déposées les 7 janvier et 10 février 2000;
Vu le jugement de renvoi rendu par le Conseil arbitral des assurances sociales à la date du 23 novembre 1999;
Considérant que, saisi d’un recours formé le 24 décembre 1998 par Patrick Kinsch contre une décision du comité directeur de la CNPF, le Conseil arbitral a soumis la question suivante à la Cour Constitutionnelle:
“En tant qu’il astreint au paiement de cotisations les personnes visées à son alinéa d) - dont les membres des professions libérales - tout en dispensant les salariés et les agriculteurs et en décidant que les cotisations afférentes aux activités de ces dernières personnes n’incombent pas à elles-mêmes (ni même, s’agissant des salariés, à leurs employeurs), mais à l’Etat, l’article 16, paragraphe 3 de la loi du 19 juin 1985 concernant les allocations familiales et portant création de la Caisse nationale des prestations familiales, tel qu’il a été modifié par la loi du 17 juin 1994 fixant les mesures en vue d’assurer le maintien de l’emploi, la stabilité des prix et la compétitivité des entreprises, est-il conforme à l’article 10bis, alinéa 1er (ancien article 11, alinéa 2) de la Constitution qui dispose que les Luxembourgeois sont égaux devant la loi?”;
Considérant que l’article 16, alinéa 3 de la loi du 19 juin 1985, modifié par l’article 7 de la loi du 17 juin 1994 dispose:
La charge des cotisations incombe:
a) . . .
b) à l’Etat pour les personnes occupées moyennant rémunération, autrement que de façon purement occasionnelle, par tout employeur autre que celui visé au point a) du présent alinéa;
c) à l’Etat pour les personnes exerçant à titre principal une activité professionnelle ressortissant de la Chambre d’agriculture;
d) à toute personne affiliée obligatoirement au titre d’une activité non-salariée aux termes de l’article 171 alinéa 2 du code des assurances sociales, à moins qu’elle n’exerce une activité ressortissant de la Chambre d’agriculture ou qu’elle n’exerce une profession salariée à titre principal ou qu’elle ne bénéficie d’une pension de vieillesse, d’invalidité ou d’orphelin ou qu’elle n’ait atteint l’âge de soixante-cinq ans.
Considérant que l’article 95ter de la Constitution dispose que la Cour Constitutionnelle statue, par voie d’arrêt, sur la conformité des lois à la Constitution; que la question dont le Conseil arbitral a saisi la Cour Constitutionnelle porte sur la conformité de l’article 16, alinéa 3 de la loi du 19 juin 1985 tel qu’il a été modifié par la loi du 17 juin 1994 avec l’article 10bis (1) de la Constitution;
Considérant qu’aux termes de l’article 95ter (2) de la Constitution la Cour Constitutionnelle est saisie à titre préjudiciel par toute juridiction pour statuer sur la conformité des lois à la Constitution; que la Cour Constitutionnelle est donc chargée du contrôle à posteriori de la constitutionnalité des lois applicables à la situation juridique concrête au moment du litige particulier;
que la Cour Constitutionnelle est compétente tant ratione materiae queratione temporis pour connaître de laquestion préjudicielle qui lui est soumise;
Considérant que la saisine spécifique de la Cour Constitutionnelle limitée, aux termes et au sens de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour Constitutionnelle à la seule question de la conformité d’une loi à la Constitution, question qui ne peut lui être soumise que par décision préjudicielle sans recours de la juridiction devant laquelle la dite loi est en débat, exclut l’examen de tout moyen de forme ou de fond tenant au procès originaire;
que les moyens d’irrecevabilité opposés à la question préjudicielle soulevés par la CNPF sont à écarter;
Considérant que l’égalité devant les charges publiques est une application particulière du principe d’égalité devant la loi formulé à l’article 10bis (1) de la Constitution;
Considérant que l’article 7 de la loi du 17 juin 1994 modifiant l’article 16, alinéa 3 de la loi du 19 juin 1985, établit une différence de traitement entre, d’une part, les personnes affiliées obligatoirement au titre d’une activité nonsalariée aux termes de l’article 171 alinéa 2 du code des assurances sociales et d’autre part, les personnes exerçant à titre principal une activité salariée et celles exerçant à titre principal une activité professionnelle ressortissant à la Chambre d’agriculture;
Considérant que la mise en oeuvre de la règle constitutionnelle d’égalité suppose que les catégories de personnes entre lesquelles une discrimination est alléguée se trouvent dans une situation comparable au regard de la mesure critiquée;
Considérant que la situation des salariés n’est pas comparable à celles des personnes exerçant une activité nonsalariée; que la loi du 19 juin 1985 n’a pas assujetti les salariés au paiement de cotisations à la CNPF et que la prise en charge des cotisations des employeurs par l’Etat par la loi du 17 juin 1994 n’a pas modifié la situation des salariés par rapport à l’assujettissement à ces cotisations;
Considérant que les situations de la catégorie socioprofessionnelle des agriculteurs et celle des personnes affiliées obligatoirement au titre d’une activité non-salariée aux termes de l’article 171 alinéa 2 du code des assurances sociales, n’exerçant pas d’activité ressortissant de la Chambre d’agriculture ni de profession salariée à titre principal sont comparables dès lors que les personnes des deux catégories exercent à titre principal des activités non salariées et étaient assujetties, avant la modification par la loi du 17 juin 1994 de l’article 16 de la loi du 19 juin 1985 concernant les allocations familiales et portant création de la CNPF, suivant des modalités certes différentes, aux cotisations à la CNPF;
Considérant que le législateur peut, sans violer le principe constitutionnel de l’égalité, soumettre certaines catégories de personnes à des régimes légaux différents à condition que la différence instituée procède de disparités objectives, qu’elle soit rationnellement justifiée, adéquate et proportionnée à son but.
Considérant que le critère de distinction entre les catégories établies par le texte de loi déféré, l’exercice d’activités différentes, est à considérer comme objectif;
Considérant qu’en das d’inégalité créée par la loi entre des catégories de personnes, il appartient au juge constitutionnel de rechercher l’objectif de la loi incriminée; qu’il lui incombe, à défaut de justification suffisamment exprimée dans les travaux préparatoires, de reconstituer le but expliquant la démarche du législateur pour, une foix l’objectif ainsi circonscrit, examiner s’il justifie la différence législative instituée au regard des exigences de rationalité d’adéquation et de proportionnalité;
Considérant que le législateur, estimant que les prestations familiales sont un procédé de redistribution du revenu national au nom du principe de la solidarité nationale dont le financement de nature mixte, basé sur les cotisations à charge des employeurs et des personnes exerçant une activité professionnelle non salariée et sur une contribution de l’Etat, doit finalement incomber à la collectivité toute entière a, compte tenu des contraintes budgétaires de l’époque, préconisé, dès 1985, une prise en charge progressive des allocations familiales par le budget de l’Etat (Doc. P. 2768, p.21, 2768-1 p. 49);
que la loi du 17 juin 1994 a déchargé les employeurs et les personnes ressortissant de la Chambre d’agriculture de l’assujettissement aux cotisations à la CNPF et que la loi du 12 février 1999 concernant la mise en oeuvre du plan d’action national en faveur de l’emploi 1998 a dispensé les personnes visées au point d) de l’article 16 alinéa 3 de la loi modifiée du 19 juin 1985 du paiement des cotisations désormais assumé par l’Etat;
Considérant que la Cour Constitutionnelle estime que cette évolution chronologique des dispositions législatives en matière de prestations familiales montre que la volonté du législateur a été de mettre progressivement toutes les cotisations afférentes à charge de l’Etat, en en dégrevant par étapes les redevables initiaux au regard de leur situation économique et sociale;
D’où il suit qu’en l’espèce les iniquités visées ne constituent pas des différences de traitement non rationnelles, inadéquates ou disproportionnées au but poursuivi et ne violent pas l’article 10bis (1) de la Constitution.
Par ces motifs:
dit que l’article 16, alinéa 3 de la loi modifiée du 19 juin 1985 concernant les allocations familiales et portant creation de la Caisse nationale des prestations familiales modifié par l’article 7 de la loi du 17 juin 1994, en ce qu’il a dit que la charge des cotisations à la Caisse nationale des prestations familiales pour les personnes visées au point d) incombe à celles-ci et celle pour les personnes visées aux points b) et c) à l’Etat, n’était pas contraire à l’article 10bis (1) de la Constitution.
Prononcé en audience publique par Nous, Marc Thill, président de la Cour Constitutionnelle, date qu’en tête.
Le Président Le Greffier
Marc Thill Lily Wampach